L'abîme sous les certitudes juin
2002 rév. 2006
Discussion - Formation des médecins
Quel soignant êtes-vous?
C'est une question aussi importante pour le médecin que
juger de l'état de ses connaissances.
Notre formation repose sur une séquence en béton: Faire le bon
diagnostic. Administrer le traitement adéquat, fondé sur les preuves.
S'assurer de son efficacité et de son innocuité. Prévenir
les récidives.
Le jeune médecin découvre rapidement une réalité
beaucoup moins solide. Mais nous allons voir à quel point un abîme
s'ouvre sous ces certitudes.
L'effet placebo ne s'arrête pas à une construction
mentale. Il a des conséquences physiologiques parfaitement mesurables.
L'anti-douleur placebo déclenche une sécrétion d'endorphines.
Une fausse aspirine donnée pour soulager l'inflammation fera de même,
mais déclenchera d'authentiques ulcères si elle est donnée
pour tester ses effets indésirables (nocebo). le recours au médicament
n'est pas nécessaire. Dans d'autres cultures moins axées sur ce
support thérapeutique, le patient guérit grâce aux incantations
du guérisseur ou meurt de sa malédiction, de façon tout
à fait réelle et constatée par des occidentaux peu crédules.
Imaginons un instant la cascade de réactions physiologiques mises en
jeu et l'intérêt que représenterait pour un thérapeute
d'en prendre le contrôle.
Mais la médecine allopathique a surtout cherché à isoler
l'effet placebo, jamais à l'étudier dans le but de s'en servir.
De grosses barrières éthiques l'entravent. Les médecines
alternatives elles, s'en servent sans le dire (c'est beaucoup plus efficace
ainsi) mais sans l'étudier non plus, par manque de moyens, et de distance
de vue: les thérapeutes à "mode d'exercice particulier"
sont souvent radicalisés dans leur pratique par le rejet des allopathes.
Bons mécaniciens (les ostéopathes), excellents entraîneurs
d'effet placebo (ils sont totalement persuadés de la justesse de leur
exercice), ils n'ont pas toujours les qualités d'ingénieur et
de théoricien qui les raccrocheraient à la pseudo-science médicale.
Il faut dire à leur décharge que les allopathes conservateurs
ont beau jeu de pointer leurs travers radicaux pour enterrer les points intéressants
de leur discours. La méthode... Un musicien expérimental qui veut
vendre son disque sait qu'il a intérêt à mettre un morceau
plus proche des canons du Top 50. Il amènera ainsi un public beaucoup
plus large à écouter le reste...
Le professeur des hôpitaux joue à fond de l'effet
placebo. Les cartésiens font partie des plus convaincus de la justesse
de leurs analyses. Cette foi influence considérablement le patient. Même
s'il ne comprend rien au langage trop technique qui lui est servit, il sait
que sa maladie a été démontée dans ses plus petits
rouages, que chaque argument a été vérifié et contre-vérifié
par des études inattaquables. Cette sommité scientifique est en
train de lui lire l'Evangile. Tout ce qui a été noté sur
l'ordonnance sera méticuleusement suivi. Le prochain rendez-vous sera
attendu avec impatience pour faire constater l'amélioration. Amélioration
déjà acquise avant ce premier rendez-vous. Et réelle. C'est
le principe de l'effet placebo. Le patient s'auto-améliore.
Bien sûr je parle ici du patient qui a réclamé et attendu,
parfois longtemps, son rendez-vous. Si vous envoyez chez votre patron un client
qui n'en a rien à faire, qui ne sait même pas dans quel Temple
il se trouve, qui s'offusque de passer 2 heures dans la salle d'attente, et
qui fait plus confiance à son rebouteux: c'est perdu d'avance! Votre
patron sait d'ailleurs à quoi s'en tenir dès l'entrée en
scène de l'individu, va se montrer expéditif, et risque de vous
en garder rancune. Sélectionnez donc bien les patients que vous lui envoyez!
Mon ancien patron, Gérard Kaplan, avait d'immenses qualités humaines.
Son éthique lui interdisait d'utiliser l'effet placebo. Il l'assimilait
de façon manichéenne, comme beaucoup de ses collègues,
à une tromperie. Mais il y touchait sans en avoir l'air, avec beaucoup
de réussite. Par exemple il prescrivait dans les douleurs arthrosiques
du Protéosulfan, un produit peu connu. C'est une association de faible
dose d'aspirine et de soufre. Un calmant bien connu, plus le soufre présent
dans les eaux thermales parées de moult vertus. Du pipeau pour la médecine
fondée sur les preuves. Les patients étaient pourtant bien mieux
soulagés que par des anti-inflammatoires pharmacologiquement plus puissants.
Et il y aurait mis davantage de conviction...
Les scientifiques sont eux aussi soumis à l'effet placebo...
de la validité de leurs études. Alors que les mieux informés
savent que peu de ces études fondées sur les preuves, le sont
vraiment. Une étude sur les articles du Lancet a montré qu'à
peine un tiers des articles publiés, donc analysés en détail
par un des comités rédactionnels les plus sévères
de la presse scientifique, passait l'examen de statisticiens professionnels.
Ils savent aussi que les patients inclus dans les études, ne se comportent
pas comme ceux qui seront soignés plus tard d'après ces références.
Ils connaissent les inquantifiables effets Hawtorne, Henry et Pygmalion***.
Ils connaissent la fréquence des erreurs humaines dans le recueil des
données. Ils savent qu'il n'existe pas de méthode expérimentale
adaptée aux traitements physiques, dont on sait évaluer la quantité
mais pas la qualité (comment déterminer si une manipulation a
été correctement décidée et appliquée?).
Ils connaissent les limites de la méta-analyse, qui sous prétexte
de diluer les erreurs d'études contradictoires, donne forcément
des conclusions plus erronées... que la plus fiable de ces études.
N'en parlons pas. C'est tout l'effet placebo de la médecine "scientifique"
qui disparaîtrait. Mais n'oublions pas que la médecine n'est pas
une science.
Le médecin est lui-même soumis à des effets placebos. Il
faut qu'il administre ses certitudes infondées avec la plus totale conviction.
Surtout quand il s'agit de vendre du médicament. L'industrie pharmaceutique
a mis en place une lourde machinerie pour bétonner le support de son
ordonnance et lui éviter tout état d'âme. Elle agit à
tous les niveaux. La presse médicale est entièrement sous sa coupe
(à part un petit village gaulois, Prescrire, qui résiste encore
à l'envahisseur). La bible du médicament, le Vidal, est travaillée
jusqu'à sa moindre ligne pour que les médicaments soient présentés
sous leur jour le plus favorable, en évitant l'omission ou le mensonge
grossier. La recherche, financée par l'industrie, cible outrancièrement
les pilules au détriment des alternatives thérapeutiques. Les
grands congrès ne sont qu'une fête pour le médicament. Le
médecin qui souhaite se former aux autres thérapeutiques doit
financer son inscription à de petits congrès confidentiels, tandis
que son collègue franchit gratuitement les océans pour de superbes
vacances, environné d'affiches de personnages merveilleusement bien conservés
par les pilules à bonheur. A son retour, alors qu'il reprend brutalement
contact avec le train-train quotidien, le délégué médical
s'empresse de venir lui rappeler grâce à quoi il a pu s'aérer
l'esprit. Et... lui fournit même le stylo pour continuer à prescrire.
Caricature? Savez-vous que:
-Les délégués médicaux tiennent des fiches sur le
profil psychologique du médecin pour définir le meilleur angle
d'action sur sa pratique. Le pratricien, peu au fait des techniques de psycho-induction
utilisées dans la vente, est une proie rêvée même
quand il se croît imperméable à toute influence.
-Les noms de médicaments, l'intitulé de leur mode d'action, de
la fiche complète du Vidal en fait, est soumis à des tests auprès
d'un panel de médecins pour vérifier qu'ils y réagissent
favorablement. Le choix des chiffres extraits des études est particulièrement
étudié, pour que les prescripteurs y voient des valeurs significatives.
Le médecin ayant rarement "Les statistiques pour les nuls"
comme livre de chevet, on lui fait avaler la couleuvre que l'on veut. Rien n'est
faux. Cela apparaît juste plus spectaculaire que ça ne l'est en
réalité. Et puis, on omet le moins favorable.
-On a pu voir des molécules, dotées de différents effets
pharmacologiques, commercialisées selon une nécessité de
marketing: Sédation, hypotension, pousse des cheveux.. une fois tout
ceci découvert au labo, l'industriel choisit de positionner le produit
comme somnifère, parce qu'il a déjà un anti-hypertenseur
en rayon. La pousse des cheveux et l'hypotension deviennent des "effets
indésirables". Une bonne politique marketing a vite fait d'enluminer
l'effet recherché et de gommer les autres. Facile. Il ne viendrait guère
à l'idée du médecin qu'un effet "indésirable"
puisse être l'effet principal! Trop gros! Et pourtant...
L'effet physiologique du placebo peut être obtenu même
sans le placebo. J'en ai eu personnellement la démonstration. Une patiente
très particulière (diagnostic psychiatrique d'état limite),
faisait des allergies à tous les médicaments. Bien sûr son
attitude suffisait à indiquer qu'elle ferait des effets indésirables
à toute nouvelle prescription. N'importe quel médecin l'aurait
compris, sauf celui qui a des peaux de saucisson à la place de verres
de lunettes. J'avais des peaux de saucisson la première fois que je l'ai
rencontrée. Elle a été gentille. Elle n'a fait qu'un petit
urticaire, qui ne la démangeait pas trop, m'a-t-elle dit. Elle m'aimait
bien. Elle m'a pris sous le coude et m'a confié qu'elle était
capable de se sortir une belle éruption quand elle le voulait! Incrédule,
je voulus en rire. Elle déclencha immédiatement un superbe urticaire
étendu sur ses 2 bras. Elle était en manches courtes. L'instant
d'avant sa peau était impeccable. En quelques secondes elle fit naître
de superbes papules érythémateuses absolument caractéristiques,
dont je palpais les reliefs avec les yeux écarquillés.
Elles furent plus longues à disparaître. Mais au bout d'une heure,
m'affirma-t-elle, il n'y aurait plus rien.
A force de ressentir un effet nocebo lors de multiples prescriptions au fil
des années, elle avait fini par prendre le contrôle conscient de
sa réaction.
Nous voici au bord de l'abîme. Face à des patients
qu'il faut leurrer pour qu'ils s'améliorent. Et leurrés nous-mêmes,
par ceux qui nous vendent des glaives, que nous pensions d'acier trempé,
en fait de cristal: très beaux... mais qu'il vaut mieux ne pas mettre
sérieusement à l'épreuve.
Otez le noeud coulant de votre gorge et discutons.
Ouvrons le grand débat que devraient tenir toutes les composantes de
la société, soignantes ou non, diplômées ou non:
Est-il éthique d'utiliser l'effet placebo en connaissance de cause, sans
le révéler au patient, ce qui en détruirait le bénéfice?
En attendant la réponse, à quoi se raccrocher?
Il y a en fait des certitudes:
-Certains patients viennent vous voir régulièrement. Au moins,
ceux-là, vous leur apportez ce qu'ils attendent, quelle que soit la méthode
que vous employez.
-Si vos certitudes se fissurent, celles de vos patients sont encore plus floues.
Soyez heureux d'être le radeau de fortune au milieu des sables mouvants.
Vos malades sont bien contents d'être à bord.
-Il serait bien plus intéressant pour vous de savoir ce qui a déçu
ceux qui ne reviennent pas. Vous auriez bien des surprises. Peut-être
quelques erreurs diagnostiques émergeraient-elles. Le gros des motifs
serait que vous avez trop ou pas assez expliqué, avez eu l'air trop ou
pas assez sûr de vous. Vous n'avez pas été dans le rôle
qu'attendait le patient pour être persuadé qu'il allait guérir.
Ne croyez pas qu'il faille passer plus de temps à expliquer votre démarche...
ou envoyer vos patients sur le site Rhumatologie en Pratique! Souvent le patient
attend au contraire que vous teniez fermement les rènes. Celui qui attend
un cours de médecine, bloc-notes à la main, n'est pas représentatif
de l'ensemble de votre patientèle, même s'il fait partie des plus
envahissants. Le malade qui veut tout savoir est une fabrication des médias.
N'hésitez pas à utiliser un vocabulaire technique abscons pour
reprendre la main. Vous rendrez service à ce patient. En fait il ne peut
que s'inquiéter de sembler en savoir autant, voire plus, que son médecin.
-Toutes les maladies sont connues. Peu ont reçu une explication complète.
Mais nous, piétaille médicale, n'avons aucune chance de rencontrer
une maladie inconnue. Nous n'en avons déjà guère de rencontrer
une multitude de maladies rares apprises docilement à l'université.
Notre boulot est donc simplement de déterminer la bonne case pour le
patient. On peut regretter que ces cases aient été fabriquées
par des hospitaliers et soient parfois inadaptées à la médecine
de ville. Je n'ai pas hésité à en créer de supplémentaires
et vous en ferai profiter sur ce site.
-Quelle que soit la thérapeutique que vous utiliserez, la façon
dont le patient la perçoit est déterminante pour le résultat.
S'il a mauvaise opinion des anti-inflammatoires, situation de plus en plus répandue,
vous êtes en train de prescrire un nocebo. S'il a entendu dire sur internet
que tel traitement de l'arthrose est génial, il vous propose là
une prescription sans doute pharmacologiquement inactive, mais très placebo-active.
Décryptez cependant son attitude, car il est possible qu'il n'y croie
guère en fait et vous demande de confirmer que c'est bidon. Rassurons-nous,
les patients nous connaissent et viennent nous voir parce que nos opinions leur
conviennent. Nous n'avons généralement pas besoin d'en changer.
Parfois, le patient se débrouille mal et n'a pas choisi le meilleur endroit.
C'est à nous de l'orienter, même à l'encontre de nos croyances.
Je ne suis personnellement pas très doué pour faire de la patamédecine,
mais cela m'arrive d'envoyer des patients chez des homéos ou des énergétiseurs,
avec succès quand j'ai bien jugé leur profil.
Connaître le patient est fondamental. On ne peut pas s'arrêter à
sa fiche administrative. On ne peut pas supposer que ses douleurs sont influencées
par des difficultés personnelles quand on ne connaît rien de sa
vie. Définir son profil est indispensable pour appliquer correctement
des effets placebos. A l'heure actuelle le médecin en a très peu
la maîtrise en fait. C'est le patient qui choisit, avec plus ou moins
de bonheur, son placebothérapeute, en fonction de ce qu'il a entendu
dire de sa pratique.
Etre placebothérapeute est très dangereux. On peut
finir par ne plus voir que la technique et oublier notre rôle, qui est
celui de diagnosticien. C'est difficile. C'est tout sauf routinier. Cela demande
une amélioration permanente. Pourquoi aller apprendre des techniques
placebo quand on ne connaît pas encore parfaitement son anatomie et ses
arbres diagnostiques? Pourquoi être déjà en train de traiter
alors qu'on a une vague idée seulement de ce que l'on traite? Combien
de patients prennent des traitements "tests", en attendant leur rendez-vous
de scanner ou d'IRM? Le médecin de famille est-il devenu un secrétaire
médical, canalisant ses administrés vers l'oracle de l'examen
complémentaire, que tout le monde attend avec ferveur?
La médecine en tout cas n'a plus rien d'une famille. Querelles entre
MG et spé, hospitaliers et libéraux, corporatistes et anti-corporatistes,
sécu et syndicats. Nous manquons cruellement d'une politique de santé
proposée par les médecins. Nous n'avons qu'un gendarme conservateur,
l'Ordre, alors que la profession nécessite une concertation permanente
adaptée aux rapides changements culturels. Sortons-nous de notre propos?
Non, car l'effet placebo n'est pas facile à appliquer en milieu ouvert
et médiatisé. Trop de doutes. De la part de l'autre médecin
consulté, qui "n'est pas sûr que ce soit une tendinite".
De la part du radiologue, qui devant ses radios normales conseille une IRM.
De la part de la voisine, qui dit à votre patient de boire plus. De la
part du forum internet, qui propose une centaine d'autres interprétations.
Si déjà les médecins avaient le même discours...
Ou redressaient le diagnostic sans altérer la confiance du patient. Tout
un art...
Enorme problème que l'incertitude: de très nombreux
patients ne guérissent pas... parce qu'ils ne sont pas sûrs de
ne rien avoir. Pour leur administrer nos certitudes, car toute maladie est connue,
et être un bon placebothérapeute, il faut... éliminer.
Travail de détective et non pas de publiciste pour eau minérale.
Les bons médecins sont les bons enquêteurs. Pas celui qui se précipite
au cours d'une consultation à 2 balles (et de 2 minutes), dès
les premiers mots du patient, en hurlant (mentalement) "je sais! je sais!".
Celui qui cherche ce qui est moins évident. Ce qui va rendre le crime
moins banal. Indices à découvrir avec les bonnes questions. Et
en examinant le corps du délit. La médecine est un travail de
fourmi. Les meilleurs critères sont les signes négatifs. Les meilleures certitudes sont les impossibilités. Eliminez. De la même façon
que je vous fournirai des cases adaptées à la médecine
de ville, vous aurez pour chaque symptôme la liste des cases à
éliminer. La seule chose que vous ne trouverez pas sur ce site, c'est
la pratique de l'examen clinique et des traitements manuels. Vous aurez les
règles et les vidéos. Mais un toucher s'éduque sur de longs
mois et années. Compagnonnage et échanges restent indispensables.
Ciblez les ateliers pratiques pour votre formation, plutôt que les grands
amphis de congrès, dont vous trouvez facilement l'enseignement sur internet.
Est-il éthique d'administrer un effet placebo en connaissance
de cause, et en toute ignorance du patient?
Non si vous êtes encore persuadé que le placebo est une tromperie
et ne traite pas réellement. J'espère que cet article vous a convaincu
du contraire. Vous rendez service à la personne en lui permettant de
s'auto-améliorer, à partir du moment où votre diagnostic
est bon. C'est plutôt là que les efforts sont à faire. Vous
devez surtout apprendre à reconnaître ce que les gens ne peuvent
pas auto-améliorer, une coronaire rétrécie, une infection,
un granulome dentaire, une tumeur vertébrale...
La tromperie n'est pas d'administrer un placebo, mais de ne pas avoir examiné
son patient et d'avoir raté le diagnostic. Ce ne sont pas forcément
les signes objectifs qui sont négligés. Un chirurgien qui opère
un lombalgique en accident du travail sans avoir recherché activement
à l'interrogatoire des signes de "rachis refuge", est fautif.
Définir l'éthique du placebo n'est pas l'apanage du médecin.
Le rôle des chercheurs, loin d'être rempli, est de préciser
son mode d'action et ses limites. Après, c'est à la société
de dire si la non-information est éthique. On peut craindre le résultat
des délibérations dans l'ambiance de sécuritite aiguë
actuelle. Mais on ne peut contraindre les gens à se faire soigner, y
compris par effet placebo.
En fait, bienheureux sont ceux qui continuent à avoir une foi aveugle
dans leurs placebothérapies. Ils évitent les questions existentielles.
Ils conservent leur efficacité, tant que leur placebo n'est pas dans
le collimateur (aie aie, le déremboursement de l'homéopathie...
il aurait mieux valu qu'elle n'aie jamais été remboursée).
Peut-être n'auriez-vous pas du lire cet article?
Mais si le médecin ne se pose pas de questions, qu'est-ce qui empêchera
de nous remplacer par une grosse IRM équipée d'un logiciel de
diagnostic?
***Biais expérimentaux inhérents
à toute étude:
-L’effet Hawtorne est l'effet, généralement favorable, d’une
intervention sur une personne, uniquement lié à sa participation
à la recherche.
-L'effet Henry ressemble au Hawtorne mais concerne le groupe contrôle:
sachant qu'une intervention est effectuée sur le groupe expérimental,
les contrôles semblent refuser de "perdre la face" et montrent
une amélioration. Cet effet est diminué par l'aveugle, mais la
qualité de cet aveugle devrait être testée dans toutes les
études, car si elle est bonne pour un placebo médicamenteux, elle
est médiocre pour un traitement physique.
-L'effet Pygmalion, très proche du classique effet placebo, mais qui
concerne même les contrôles sur lesquels aucune action est exercée:
la prédiction d'une amélioration la fait survenir. Cet effet concerne
les maladies censées évoluer favorablement (la lombalgie aiguë
par exemple) où l'on teste un traitement améliorant plus spectaculairement
(la manipulation): les contrôles, qui n'ont rien subi, ont une évolution
plus favorable car on leur a prédit de toute façon leur amélioration.
Cet effet lié à l'expérimentateur imposerait une ignorance
totale des groupes sur l'enquête et la maladie étudiée,
difficilement compatible avec le consentement éclairé.
> Un pavé dans le débat?
Un vieux pavé...
Aussi vieux que la médecine.
L'existence de l'effet placebo ne condamne pas l'EBM, c'est meme sa justification!
Si on fait des études en double aveugle CONTRE placebo, c'est pour éliminer
(ou diminuer au maximum) cet effet effectivement non négligeable puisqu'il
a été mesuré jusqu'à 75% d'efficacité dans
les dépressions.
On a ainsi la meilleure idée possible de l'effet pharmacologique d'un produit, mais dans notre activité de prescripteurs nous rajoutons tous de l'effet placebo, positif ou négatif, consciemment ou non, que l'on prescrive du médicament ou du "docteur".
Et c'est très bien comme cela !
Quant à la question de savoir s'il est éthique de prescrire du placebo, je me poserais plutot la question inverse: est-il éthique de ne pas prescrire du placebo, s'il permet d'atteindre le meme résultat avec moins d'effet secondaire.
D.B.
***
> L'existence de l'effet placebo ne condamne pas l'EBM, c'est meme sa justification !
L'esprit du texte n'est pas contre l'EBM.
C'est: "L'EBM telle que nous pensons la concevoir n'existe pas"
Il n'a pas été écrit spécialement pour le post
actuel, c'est une analyse de la pratique médicale, qui s'inscrit dans
l'évolution:
-Sortie de fac en pensant que les faits médicaux sont fiables
-> Découverte que la réalité est toute autre
-> Reconstruction d'une base à sa pratique, certains basculent dans
la patamédecine, d'autres continuent à croire à l'EBM
telle qu'apprise à la fac.
Je suis un scientifique.
Mais la méthodologie actuelle de la médecine, qui singe les "belles
sciences" telles que la
physique ou les mathématiques, ne lui est pas adaptée.
Même les physiciens ont trouvé mieux que leurs équations
classiques pour décrire les systèmes chaotiques.
Le patient et ses maladies sont des systèmes chaotiques.
La recherche médicale a un train de retard.
Les statisticiens le savent mieux que personne, eux qui ont bien du mal à valider
les publications d'EBM.
Même dans la situation la plus simple d'étude contre placebo,
avec une simple pilule à faire avaler, l'EBM ne tient pas la route:
influence de la participation à l'étude, qui fait que ni le placebo
ni le produit actif n'auront le même effet dans les conditions réelles
de prescription, erreurs humaines de recueil des données, critères
non pris en
compte (qui va regarder le nombre de cancers digestifs apparus 10 ans plus
tard pour une molécule considérée comme somnifère?
On sait pourtant qu'aucun produit a un effet pharmacologique unique)
Mais quand on essaye d'appliquer l'EBM à des situations aussi individu-dépendantes que la rééducation, les traitements manuels, les psychothérapies, l'arthrose, etc..., c'est de l'aveuglement scientifique, pas de l'EBM.
JPL
***
En fait, si vous vous lisez bien, vous êtes à peu près
d'accord.
C'est le vocabulaire qui vous sépare. L'un parle de l'EBM "comme
l'ont conçu ses concepteurs" et l'autre de l'EBM "comme elle
est enseignée à la fac" et défend une forme de pensée
qui est en réalité très proche de ce que son opposant,
lui, appelle EBM.
Cela n'a rien à voir !
Je me souviens (désolé de mes souvenirs d'ancien combattant)
d'avoir participé à une discussion internet sur la meilleure
traduction d'EBM en français, avec des anglais et des canadiens, dont
certains fondateurs de l'EBM. Fondamentalement, la meilleure traduction "dans
l'esprit des auteurs" était "médecine fondée
sur le doute". Elle n'a
été rejetée que parce qu'elle était peu acceptable,
vu les habitudes déjà prises.
"Médecine fondée sur les preuves" a été violemment
rejeté par tous, parce que c'est un crime contre l'esprit de sous-entendre
qu'on pourrait fonder "la médecine" sur des preuves. De même "médecine
fondée sur des faits probants" (bien que "moins pire").
On a finalement retenu "médecine fondée sur le niveau de
preuve", pour bien montrer que le point essentiel est d'évaluer "le
niveau de la preuve", au lieu de se fier sottement à "l'existence
d'une preuve". Ce qui est sous-entendu (mais hélas rarement enseigné),
c'est qu'il s'agit fondamentalement d'une méthode de prise de décision
dans l'incertitude: en cela, elle ne singe en rien la physique ou les maths.
Elle les utilise à titre d'aide à la décision, c'est tout.
Quant à ceux pour qui il faut suivre aveuglément les recos d'Un
tel ou Un tel (la HAS, le SIGN ou Prescrire...) sans adaptation à la
situation et au patient individuel, j'ai peur qu'ils n'aient jamais lu les
auteurs de l'EBM.
J.D.
***
> On a finalement retenu "médecine fondée sur le niveau
de preuve", pour
> bien montrer que le point essentiel est d'évaluer "le niveau
de la
> preuve", au lieu de se fier sottement à "l'existence
d'une preuve".
Merci pour ces précisions très claires.
C'est vrai que "médecine fondée sur le doute" est
plus exact, mais fossoyeur...
de quoi jeter la suspicion sur toutes les pratiques!
Notons ce premier paradoxe inconfortable de l'EBM: nous
devons douter, mais aussi cacher ce doute au principal intéressé,
le patient, au risque d'un effet nocebo.
Aïe. Quid du devoir d'information?
Hélas, il a des complications mortelles.
Prenons un patient parfaitement informé des risques d'une prothèse
de hanche,
qui recule,
alors qu'il aurait accepté après une info moins exhaustive. Il
continue à
prendre des anti-inflammatoires et décède d'une hémorragie
digestive...
En critiquant l'EBM dans sa forme actuelle, c'est l'orientation
de la méthodologie
que je voudrais bousculer.
La recherche médicale a raté un virage, quand nous sommes passés
de l'antibiotique pour une pneumonie, au traitement des facteurs de risque.
Dans la 1ère situation: ravissement du patient guéri comme du
médecin très fier.
La science ne pouvait que donner son absolution. Un mort en moins. Musique
hollywoodienne sur le mot "Fin"...
La 2ème situation est un marécage.
La difficulté que ressent le médecin à s'y déplacer
est résumée dans la proposition: "Il faut traiter 30 patients
pendant 5 ans par le médicament X pour éviter 1 infarctus".
Les 29 autres?
Traités pour "rien" (au plan des complications cardiaques).
Mais leur état de santé est-il vraiment identique, ni mieux ni
pire?
Impossible.
Même si aucun effet secondaire grave n'est enregistré, le simple
fait de prendre une pilule quotidienne pendant 5 ans modifie l'idée
de soi et de sa santé.
Fabrique de malades qui s'ignorent.
Le bien-portant n'existe plus... à une époque où on n'a
jamais si peu décédé!
Dans la pratique le recueil de données n'est jamais suffisant pour
affirmer que le décès d'un des 29, autre que cardiaque, n'ait
rien à voir avec la prise du médicament.
Une pilule tueuse est vite dépistée dans une série, mais
comment affirmer que CE patient, conjointement avec des facteurs inexistant
chez les autres et non pris en compte dansl'étude, n'a pas décédé à cause
de ce médicament?
Le niveau de preuve est analysé pour un groupe, pas pour l'individu.
Ne parlons pas du coût inutile du traitement des 29. Dans un budget de santé fermé, ces patients n'auraient-ils préféré se voir offrir de meilleurs prothèses dentaires ou une correction chirurgicale de leur myopie?
Principal paradoxe de l'EBM.
Le niveau de preuve monte avec la taille des cohortes, mais fond pour l'individu.
Le quotidien médecin-patient, c'est 1+1.
Le niveau de preuve sur cette interaction précise est pour l'instant
voisin de zéro.
Celui du concierge est sans doute meilleur quand il conseille tel médecin à un
locataire.
Quel niveau de preuve dans l'appréciation des preuves?
Un exemple pervers: Etude sur l'ostéoporose où l'on essaye de
prendre en compte l'activitéphysique: "Combien de temps marchez-vous
tous les jours?"
Intuitivement (les enquêtes spécifiques confirment), on devine
que les dames qui marchent très peu, le réalisent avec cette
question, vont surévaluer leur temps de marche, mais vont essayer de
s'y tenir pendant l'étude.
Dans la réalité courante, une vieille dame faussement rassurée
par sa pilule contre l'ostéoporose (plus souvent oubliée que
dans l'étude), se dispense de la fatigante marche quotidienne, et un
jour se casse le col du fémur dans son escalier...
L'EBM peut rendre compte des différences entre résultats attendus
et réels.
Mais, pour des pathologies aussi lentes, au bout de combien d'années
et de personnes traitées?
Le résultat officiel des études est lourdement influencé par des critères macro- économiques: L'industrie pharmaceutique bien sûr, mais aussi les organismes de financement de la santé. Exemple des anti-TNF "retenus" dans les rhumatismes en raison de leur coût.
Discours destructeur? Non, correcteur.
Pourquoi ne pas recentrer la méthodologie sur le binôme thérapeute-patient?
Pourquoi vouloir gommer les différences de ces binômes, alors
que la plupart des variables sont là?
Rappelons que ce gommage est né d'une médecine empirique: L'hôpital était
conçu, entre autres, pour effacer les présentations individuelles
des malades et pouvoir enfin les placer dans des cases syndromiques, à une époque
où on ne comprenait pas grand-chose aux mécanismes.
Du chemin a été parcouru. Il est temps de savoir pourquoi tous
les patients d'une case ne réagissent pas au traitement étiqueté dessus.
Pourquoi tel patient a été spectaculairement amélioré par
une infiltration épidurale ou une manipulation, alors que statistiquement
le niveau de preuve est faible.
Les résistances sont vives.
De la part du patient, qui voit sa présentation jugée. "On
va encore me dire que c'est dans la tête"...
De la part du médecin, qui voit sa pratique comparée... évaluée?
Très difficile de reconnaître qu'elle n'est pas forcément
la meilleure.
L'EBM était déjà un pavé dans la mare. Elle a
miné des études péremptoires et vexé bien des auteurs.
S'il faut remettre en question tout le fondement...
...personne n'est pressé de mettre le sien devant le pied vengeur du
sens critique!
JPL